Travailleurs « tablettés »

Mise de côté

Compétences désuètes, métier en voie de disparition, retraite imminente, étiquette d’employé «fragile» ou «difficile» : les voies qui mènent à la tablette sont multiples.

par Marie-Claude Élie Morin

Magazine Jobboom
Vol. 9 no. 10
novembre-décembre 2008

Après 30 ans de bons et loyaux services pour la même grande société d’État, Serge (nom fictif) s’est retrouvé seul avec une charge de travail qui était autrefois la responsabilité de trois personnes. Surcharge de travail, mini-dépression, discussion tendue qui tourne à l’engueulade avec une collègue : on le met en arrêt de travail pour quelques mois. À son retour au boulot, une nouvelle fonction l’attendait : la tablette!

Incapable de retourner au travail dans les mêmes conditions qu’avant et se heurtant à l’indifférence de ses supérieurs, Serge s’est en quelque sorte tabletté lui-même. «J’ai proposé d’aller travailler dans un autre bâtiment, dans une unité retirée, avec beaucoup moins de responsabi­lités. Ça faisait l’affaire de tout le monde», explique-t-il.

Aujourd’hui, il accomplit des tâches de bureau nettement en dessous de ses compétences, en comptant les jours avant son départ à la retraite. «Je me suis donné corps et âme pendant 30 ans et je suis fâché de voir que mon expérience ne compte plus pour rien. Il me reste moins d’un an avant de prendre ma retraite, alors j’attends», ajoute-t-il, résigné.

Au cours de sa carrière, nombre de ses collègues sont devenus des tablettés. «J’ai vu des gens en froid avec leur chef de service se faire mettre en quarantaine, raconte-t-il. On les plaçait dans une unité qui n’avait rien à voir avec leur travail, dans une petite pièce sans fournitures. On les laissait comme ça, pendant des semaines, sans donner d’explication. Logiquement, ils devaient continuer à faire leur travail comme avant, mais n’ayant plus aucun outil de travail, c’était impossible. Ils finissaient tous par craquer et remettre leur démission.»

Serge est un numéro spécial : il est un des rares tablettés qui osent aborder leur nouvelle situation. «C’est un sujet délicat : les employeurs ne se vantent pas d’avoir mis au rancart des travailleurs, et du côté des employés, c’est presque tabou», reconnaît Jean-François Pelchat, porte-parole de la Commission des normes du travail. L’organisme ne compile d’ailleurs pas de données à ce sujet.

Difficile, donc, d’évaluer l’ampleur du phénomène. Une piste : la mise au rancart est considérée comme une forme de harcèlement psychologique. Au cours des quatre dernières années, la Commission des normes du travail a reçu 8 631 plaintes pour ce type de harcèlement. «Les cas de tablettage représentent une petite partie de ces plaintes», souligne cependant Jean-François Pelchat.

Chez les syndicats, qui s’occupent des plaintes pour harcèlement psychologique de salariés régies par des conventions collectives, même son de cloche. «Le tablettage peut faire l’objet d’une réclamation à la CSST pour lésion psychologique. On voit des cas passer, mais pas plus de quelques-uns par année», constate Jean Dussault, conseiller au Service de la santé et de la sécurité du travail à la FTQ.

«Les syndicats sont souvent impuissants à aider les personnes mises au rancart, puisque dans les faits, elles continuent d’être payées et leur contrat de travail n’est pas rompu, fait valoir Angelo Soares, professeur au Département d’organisation et ressources humaines à l’UQAM. Et puis, les gens ont honte de dire qu’ils sont payés à ne rien faire. On peut déposer une plainte pour harcèlement psychologique ou demander un arrêt de travail pour des raisons de santé mentale, mais c’est souvent difficile à prouver.»

Gaspillage

Mais pourquoi diable une entreprise gaspillerait-elle ses ressources en payant des employés qu’elle garde inactifs? Pour Dominique Lhuilier, professeure de psychologie du travail au Conservatoire national des arts et métiers, à Paris, et auteure de l’ouvrage Placardisés : des exclus dans l’entreprise, le tablettage n’est pas aussi absurde qu’il en a l’air. «On le fait pour préserver une paix sociale, ou l’image de l’entreprise. Si le salaire de l’employé n’est pas élevé et qu’il est en fin de carrière, c’est moins coûteux de le placardiser [NDLR l’équivalent français du régionalisme tablettage] que de payer des indemnités de licenciement ou une retraite anticipée. Parfois, la direction générale n’est même pas au courant que M. Dupont au bas de l’échelle est au placard», remarque-t-elle.

«C’est une manière de se débarrasser d’un problème, de pousser quelqu’un vers la sortie», renchérit Jean-Pierre Brun, titulaire de la Chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail, à l’Université Laval. «J’ai souvent vu des cadres dans de grandes organisations se faire confier des “projets spéciaux” en fin de carrière. Tout le monde savait que c’était un euphémisme pour dire qu’ils étaient tablettés.»

Dominique Lhuilier a mené des centaines d’entrevues avec des victimes de placardisation en France. Son constat : personne n’est à l’abri de la mise au rancart, peu importe le niveau hiérarchique ou le type d’organisation. Elle concède toutefois que la pratique est beaucoup plus courante dans les très grandes entreprises et dans la fonction publique. «La taille de ces organisations permet de masquer un phénomène pervers qui sauterait aux yeux dans une PME», confirme Jean-Pierre Brun.

Pour Dominique Lhuilier, le tablettage est un symptôme de la montée de la violence au travail à l’ère des restructurations et de la main-d’œuvre jetable. Elle souhaite que le phénomène soit davantage dénoncé sur la place publique, ce qui mènerait à des solutions concrètes. «Pour le harcèlement psychologique en général, les médias et la société se sont mobilisés et se sont dotés d’outils, de lois. La question des placards mériterait la même visibilité et la même mobilisation sociale et politique», fait-elle valoir.

Jean-Pierre Brun croit pour sa part que la récession économique qui pointe à l’horizon décourage cette pratique. «C’est déjà assez difficile pour les entreprises de dégager des marges de profit intéressantes, elles ne peuvent pas se permettre de payer des salaires pour rien.»

Chacun sa tablette

Dominique Lhuilier divise les tablettés en deux catégories distinctes : les «inutiles» et les «nuisibles». Ces qualificatifs n’ont rien à voir avec les attributs d’un individu, mais bien avec la manière dont il est perçu par l’organisation, précise-t-elle.

Dominique Lhuilier divise les tablettés en deux catégories distinctes : les «inutiles» et les «nuisibles».

Parmi les «inutiles», on trouve, par exemple, les personnes dont les compétences sont devenues obsolètes à cause de changements technologiques, celles qui reviennent d’un congé de maladie prolongé et qu’on voit dès lors comme moins performantes, ou encore les victimes du culte de la jeunesse, considérées comme trop vieilles, dépassées. «Bref, ce sont des personnes qui ne répondent plus au profil de performance recherché, et qu’on veut remplacer par des jeunes fringants qui vont souvent exiger des salaires moins élevés», explique-t-elle. Les «nuisibles», quant à eux, sont les contestataires, les têtes fortes qui défendent leur vision du travail, qui résistent et qui gênent l’organisation. «J’ai rencontré beaucoup de syndicalistes qui avaient été placardisés parce que leurs revendications déplaisaient», note-t-elle.

Peu importe les raisons qui ont mené à la tablette, être payé à ne rien faire n’est pas une partie de plaisir. Selon Angelo Soares, le tablettage est un coup direct dans l’estime de soi d’un travailleur. «Au Brésil, la tablette s’appelle “la salle des orchidées” parce que ceux qui ne font rien toute la journée sont considérés comme des éléments décoratifs. C’est très cruel et ces personnes sont souvent la cible de blagues. Cela génère énormément de stress et d’anxiété. »

Paradoxalement, les tablettés sont encore trop souvent considérés comme chanceux par l’organisation qui les met au débarras. «Certaines personnes qui placardisent estiment qu’elles font un geste très humain en permettant à l’employé de continuer à toucher un revenu», explique Dominique Lhuilier.

Quelle charité!

Comment se tenir loin de la tablette

Il existe bien des trucs pour éviter de se retrouver sur la voie de desserte. Nathalie Fortin, conseillère d’orientation et consultante, en donne quelques-uns.

· Miser sur la formation continue. Il est toujours utile de s’inscrire à des formations, même courtes, ou des ateliers de perfectionnement. Se tenir à la fine pointe de la technologie ou de l’innovation dans son domaine est toujours payant. Si votre entreprise n’offre pas ce genre de formation, voyez la dépense comme un investissement à long terme.

· Demeurer vigilant. La carrière, c’est comme la santé, on ne peut pas arrêter de s’en occuper. Périodiquement, c’est vital de se demander quel serait notre plan de match si on perdait notre emploi. Quel est le positionnement de l’organisation? Nos compétences sont-elles à jour? Peut-on les transférer dans un autre domaine? Comment s’y prendrait-on pour trouver un autre emploi? Voilà des questions essentielles à se poser.

· Signifier son intérêt. Avoir de l’initiative, montrer un peu d’enthousiasme. Soumettre des idées, des projets. C’est particulièrement vrai pour les personnes qui reviennent d’un arrêt de travail et qui doivent se débarrasser de l’étiquette «fragile».

· Tisser des liens. Faire partie de comités. Participer à des activités qui permettront de créer des contacts.

· Mieux se connaître soi-même. Ceux qui réussissent à bien se sortir de la tablette sont ceux qui saisissent l’occasion pour nourrir de nouveaux projets professionnels ou réaliser de vieux rêves. Pourquoi ne pas développer dès maintenant ce rêve ou ce projet professionnel qui nous tient à cœur?