Au printemps 2010, des nouvelles choquantes nous parvenaient de la Chine. À l’usine Foxconn de Shenzhen, où l’on produit entre autres des composantes pour l’iPhone et l’iPad, 10 travailleurs se sont enlevé la vie en l’espace de quelques mois, se jetant du haut d’un toit. Au même moment, les médias rapportaient la grève des employés de Honda, à Foshan. Assiste-t-on au début d’une révolte ouvrière dans «l’usine du monde»?
Basé à Hong Kong, Geoffrey Crothall est porte-parole du China Labour Bulletin, un organisme qui défend les droits des travailleurs chinois. Témoin privilégié de l’évolution du travail en Chine, il voit aujourd’hui poindre une lueur d’espoir pour les masses laborieuses.
Q › Qu’est-ce qui a pu pousser des travailleurs de l’usine de Shenzhen à s’enlever la vie?
R › Ces employés travaillent typiquement 12 heures par jour. La direction les pousse constamment à réaliser leurs tâches le plus vite possible, tout en décourageant les contacts sociaux entre eux : on veut qu’ils se con centrent uniquement sur leur ouvrage. Après leurs heures de travail, les employés se retirent dans des dortoirs, qu’ils partagent avec une douzaine d’étrangers, pour essayer de dormir quelques heures avant leur prochain quart. Ces conditions à elles seules ne suffisent pas à pousser quelqu’un au suicide, mais il est clair qu’elles ne sont pas favorables.
La situation est particulièrement difficile pour les jeunes travailleurs migrants. Venus de loin pour s’établir en ville, ils souffrent d’isolement, en plus de ressentir une pression immense pour gagner de l’argent. Comme les salaires de base ne suffisent pas pour vivre, ils doivent faire une quantité excessive d’heures supplémentaires simplement pour joindre les deux bouts. Mais cela reste insuffisant pour acheter un appartement en ville. (NDLR : Le salaire de base d’un ouvrier de production chez Foxconn était de 186 $CA par mois avant la vague de suicides. Il est maintenant de 310 $CA.)
Q › Pourquoi les travailleurs sont-ils en général si mal traités en Chine?
R › Ils sont mal traités parce que les gouvernements locaux ne font pas respecter les lois censées les protéger, et parce que les syndicats prennent systématiquement le parti du patronat chaque fois qu’il y a un conflit de travail. En résumé, les travailleurs sont laissés à eux-mêmes.
Q › Le recours à la grève est-il légal en Chine?
R › Les grèves ne sont pas illégales, mais il n’y a pas non plus de droit de grève protégé par une constitution. Légalement, c’est une zone grise. En général, tant que les travailleurs ne perturbent pas l’ordre public, les autorités les laissent tranquilles.
Q › Les suicides chez Foxconn et les grèves chez Honda sont-ils le signe d’un mouvement de contestation qui prend de l’ampleur? Assistons-nous à la fin ducheap labor en Chine?
R › C’est clair que la capacité des travailleurs à se faire entendre s’améliore. Ils sont mieux informés de leurs droits. Les plus jeunes sont tous au fait des derniers développements en téléphonie mobile et en technologie Web 2.0. Ils se servent de ces outils pour communiquer, s’organiser et faire passer leur message. Certains travailleurs élisent même démocratiquement des comités chargés d’entamer des négociations collectives avec la direction. Par le passé, ils étaient réticents à l’idée de représenter leurs collègues auprès du patronat, car ils craignaient des représailles. Mais ce n’est plus le cas pour plusieurs aujourd’hui, car ils savent que même s’ils perdaient leur emploi, ils en trouveraient un autre ailleurs très rapidement.
Q › Pourquoi les travailleurs chinois ont-ils attendu aussi longtemps avant de réclamer de meilleures conditions de travail? Quel a été l’élément déclencheur?
R › Les grèves sont monnaie courante depuis plusieurs années en Chine. Mais à présent, les travailleurs sont en colère de voir qu’ils obtiennent toujours une piètre rémunération même si l’économie de la Chine a connu un rebond un an après la crise économique. Nous voyons donc exploser beaucoup de frustrations et d’insatisfactions jusqu’alors contenues, face à des salaires maintenus très bas depuis très longtemps.
Q › Quelle a été la réponse des syndicats et des gouvernements?
R › Les syndicats officiels n’ont rien fait jusqu’à maintenant pour aider les travailleurs. Quelques leaders syndicaux progressistes dans la province du Guangdong ont toutefois promis d’instaurer des réformes démocratiques dans certaines organisations. Par exemple, la direction des syndicats pourrait être élue démocratiquement et sujette à une évaluation annuelle par les travailleurs. Un taux d’appui inférieur à 50 % signifierait alors le remplacement des leaders syndicaux.
Les gouvernements locaux, pour leur part, ont augmenté le salaire minimum et adopté une approche plus permissive par rapport aux mouvements de grève. Ils ont aussi fait quelques concessions pour assouplir le permis de résidence pour les travailleurs migrants, afin qu’ils puissent bénéficier des services sociaux – éducation et soins de santé, entre autres. (Les ruraux détenteurs de permis de résidence n’ont en principe pas droit aux services sociaux offerts dans les villes.)
Q › La Chine ne risque-t-elle pas de devenir moins compétitive si les salaires augmentent?
R › Les salaires ne constituent qu’un très petit pourcentage des coûts de production et je crois que la plupart des entreprises pourraient sans problème absorber des hausses de salaire.
Q › À long terme, comment les travailleurs chinois peuvent-ils obtenir de meilleures conditions de travail?
R › Il faut introduire un mécanisme qui permettrait une négociation collective entre la main-d’œuvre et la direction, afin que les conflits puissent se régler par le dialogue pacifique avant qu’ils ne dégénèrent en grèves. Il y a des signes encourageants – comme la volonté de représenter leurs collègues dans les négociations avec le patronat – qui démontrent que les travailleurs chinois sont plus déterminés que jamais à exiger l’amélioration de leur qualité de vie, de leurs conditions de travail et, globalement, de leurs perspectives d’avenir.
Les jeunes travailleurs se voient comme des citadins et veulent faire leur vie en ville au lieu de retourner à la ferme familiale, où les conditions de vie sont encore pires. Un grand nombre de fermes ont d’ailleurs été vendues ou saisies par des promoteurs immobiliers. Plusieurs migrants venus des campagnes n’ont donc pas le choix de bâtir leur avenir en ville.