Exode des cerveaux – Vue de l’esprit

Tendances

Exode des cerveaux

Vue de l’esprit

Périodiquement, des cris d’alarme reviennent dans les médias, laissant croire à une fuite massive de nos plus brillants talents vers d’autres pays. Le Québec et le Canada sont-ils véritablement victimes d’un exode de cerveaux?

par Marie-Claude Élie Morin

Magazine Jobboom
Vol. 9 no. 8
septembre 2008

Jean-François Dionne venait tout juste de compléter sa maîtrise en génie à l’École Polytechnique de Montréal lorsqu’il a décidé d’aller s’établir en Suisse, où il travaille maintenant pour le célèbre fabricant de montres Swatch. Le cas de Jean-François n’est pas unique. Des médecins, chercheurs, administrateurs et ingénieurs quitteraient en masse le pays. Y a-t-il péril en la demeure?

Patrice Dion, analyste chez Statistique Canada, a mené avec sa collègue Mireille Vézina une importante enquête sur l’émigration des Canadiens aux États-Unis de 2000 à 2006. «C’est très difficile de mesurer l’émigration, car les recensements nous donnent seulement un portrait de ceux qui habitent au pays», explique Patrice Dion. En prenant comme hypothèse que les États-Unis constituent la destination principale des Canadiens, les chercheurs ont consulté les données de recensement américaines les plus récentes et ont calculé le nombre de gens nés au Canada, mais vivant là-bas.

Selon les données compilées, au cours des années 1990, le nombre de Canadiens aux États-Unis a connu une augmentation jamais vue depuis le début du XXe siècle. Mais de 2000 à 2006, le nombre de personnes nées au Canada et ayant émigré aux États-Unis a connu une croissance deux fois moins rapide que la décennie précédente. «On ne peut pas dire que l’émigration des Canadiens s’est accélérée», déclare Patrice Dion.

Toutefois, parmi ceux qui sont partis chez l’oncle Sam depuis 2000, le tiers environ appartient à la tranche des 20-35 ans. «Un peu plus d’un émigrant canadien sur deux (53 %) parti aux États-Unis détient un diplôme universitaire», ajoute l’analyste. Dans la population canadienne en général, c’est un peu moins d’une personne sur quatre.

L’analyse révèle aussi que les informaticiens, les cadres, les gestionnaires et les artistes ont été particulièrement nombreux à migrer aux États-Unis entre 2000 et 2006.

Quand on se compare, on se console?

Frédéric Docquier, professeur à l’Université catholique de Louvain, a créé pour la Banque mondiale l’une des bases de données les plus importantes sur l’exode des cerveaux. Il définit un cerveau comme étant tout individu de plus de 25 ans qui a fait des études postsecondaires. La situation au Canada ne lui paraît pas préoccupante : «Je ne dirais pas que le Canada connaît un exode de cerveaux. Entre 1990 et 2000, le pourcentage de la main-d’œuvre hautement qualifiée qui a émigré est resté stable autour de 4 ou 5 %. C’est plus que la France (1,7 %), par exemple, mais beaucoup moins que le Royaume-Uni, qui voit de son côté près de 15 % de sa main-d’œuvre hautement qualifiée partir ailleurs. Pour certains pays des Caraïbes, ce taux atteint les 80 %.»

Cependant, selon M. Docquier, à mesure qu’on raffine le concept de cerveau et qu’on observe les comportements des personnes très hautement scolarisées ou spécialisées – les chercheurs en sciences et technologie, les postdoctorants –, la tendance à migrer augmente fortement, et ce, dans tous les pays du monde.

Perceptions mitigées

Au Québec, l’Ordre des ingénieurs ne compile pas de statistiques sur les départs de ses membres, mais on y est inquiet de l’exode interprovincial des ingénieurs québécois. «Je dirais qu’autour de 300 ou 400 ingénieurs nous ont quitté dans la dernière année pour gagner l’Ouest canadien. Quand on voit le ministère des Transports au Québec afficher des postes d’ingénieur à 19 $ / h pour les postes d’entrée, on ne s’étonne pas que les jeunes soient tentés d’aller gagner plus du double dans l’Ouest», relate Zaki Ghavitian, président de l’Ordre.

Toutefois, Norma Kozhaya, économiste en chef au Conseil du patronat du Québec, ne croit pas que les conditions actuelles au Québec puissent mener à un exode de nos cerveaux. «Les travailleurs d’ici ont de bons salaires et de bonnes conditions économiques, surtout depuis les baisses d’impôt accordées l’an dernier. Certains travailleurs très hautement qualifiés, qui gagnent plus d’argent, seront toujours susceptibles de partir pour des motifs fiscaux ou des possibilités d’avancement. La langue était autrefois un frein, mais alors que les Québécois parlent l’anglais en plus grand nombre, ils deviennent aussi plus mobiles», croit-elle.

Relatés dans les médias, les cas de médecins qui ont quitté le Québec ou le Canada en claquant la porte donnent l’impression que nos bons docteurs n’ont qu’une envie : partir. Or, les données les plus récentes de l’Institut canadien de l’information sur la santé (ICIS) démontrent le contraire.

«Depuis trois ans, on observe qu’il y a plus de médecins qui reviennent de l’étranger que de médecins qui quittent le Canada. Au Québec et en Ontario, la tendance est moins nette, mais ces deux provinces hébergent la majorité des écoles de médecine et plusieurs étudiants étrangers ou d’autres provinces repartent chez eux après leurs études», explique Francine-Anne Roy, gestionnaire en ressources humaines de la santé à l’ICIS. «L’exode des médecins ne nous inquiète pas en ce moment, il n’y a pas d’augmentation des départs», confirme le Dr Yves Robert, secrétaire du Collège des médecins. Il déplore cependant que, dans un contexte de pénurie qui frappe presque tout l’Occident, les contraintes imposées ici aux jeunes médecins, comme l’impossibilité de choisir leur lieu de travail, en fassent toujours fuir quelques-uns.

Jean-François Thuot, président du Conseil inter­professionnel du Québec, qui regroupe tous les ordres professionnels de la province, se préoccupe plutôt de la grave pénurie de main-d’œuvre qui frappera une trentaine de professions dès 2015. «Avant de s’inquiéter de la fuite des cerveaux, il faut penser à former une relève et à améliorer l’intégration des professionnels qui nous arrivent d’ailleurs», fait-il remarquer.

Qui perd gagne

Claude Demers, président de l’Association de recherche industrielle du Québec, ne mâche pas ses mots : ceux qui se lamentent du départ de nos talents vers d’autres pays ou qui brandissent l’exode comme une menace sont des pleurnichards. «Il y aura toujours des jeunes qui voudront aller relever d’autres défis ou voir le vaste monde. C’est très souhai­table que des Québécois aillent faire des études à l’étranger, ou même qu’ils s’établissent ailleurs», dit-il.

M. Demers souligne que les Québécois nouent ainsi des contacts précieux dans le monde et deviennent ensuite de formidables têtes de pont pour l’innovation et le commerce ici. «Dans un monde global, il faut s’en réjouir. Certains pôles d’excellence seront toujours ailleurs et les cerveaux, comme les athlètes, vont là où la compétition est à son plus haut niveau.»

Le Québec n’a qu’à maintenir et développer ses propres pôles d’excellence.

Le Canada : une destination de choix au détriment des pays pauvres

L’Afrique du Sud connaît une épidémie grave de SIDA, mais ses précieux pharmaciens, qu’elle a formés à grands frais, sont la cible de campagnes de séduction de la part d’entreprises canadiennes qui souhaitent les faire venir ici. Une pratique dénoncée en janvier dernier dans un éditorial du Journal de l’Association médicale canadienne.

«C’est ce qu’on appelle du braconnage de cerveaux», commente Maurice Schiff, directeur du programme de recherche sur la migration internationale et le développement de la Banque mondiale.

Quand peut-on parler d’un réel exode? «Je dirais que lorsque plus de 25 % de la main-d’œuvre hautement qualifiée quitte le pays, c’est inquiétant, et qu’au-delà de 45 %, la situation est critique. En Afrique, c’est le cas de la Gambie, par exemple, qui en perd 63 %. Ce n’est guère mieux en Amérique centrale, et dans les Caraïbes, c’est carrément catastrophique. Plus de 80 % de la main-d’œuvre hautement qualifiée d’Haïti et de la Jamaïque habite à l’extérieur du pays», explique M. Schiff. Il ajoute que le Canada et l’Australie accueillent la plus forte proportion de ces migrants hautement scolarisés.

Frédéric Docquier, économiste à l’Université catholique de Louvain, croit pour sa part que les pays riches comme le Canada devraient éviter de recruter des professionnels provenant de pays déjà fortement affectés par des pertes dans des secteurs essentiels, comme l’éducation et la médecine. «Surtout que les immigrants très qualifiés auront souvent beaucoup de mal à s’intégrer à leur société d’accueil», ajoute-t-il.

Le Conseil interprofessionnel du Québec confirme que la moitié des demandeurs de reconnaissance doivent suivre une formation d’appoint avant de pouvoir exercer au Québec.

Seuls ensemble

Tendances

Syndicat pour travailleurs autonomes

Seuls ensemble

Magazine Jobboom
Vol. 9 no. 7
août 2008

Dans la région de New York, le Freelancers Union, un «syndicat» de travailleurs autonomes, rassemble aujourd’hui 75 000 membres. Les pigistes du Québec peuvent-ils rêver à une pareille association?

par Marie-Claude Élie Morin

Sarah Horowitz, fondatrice du Freelancers Union

«L’échinacée n’est pas une forme acceptable d’assurance médicale». C’est ce que les usagers du métro de New York pouvaient lire ce printemps sur les affiches un brin baveuses du Freelancers Union, un syndicat de travailleurs autonomes fondé par une jeune avocate, Sara Horowitz.

Tout a commencé par une plaisanterie ironique. Après ses études en droit, Sara Horowitz est embauchée par un puissant syndicat qui s’empresse de la «reclassifier» comme travailleuse autonome afin d’épargner les coûts associés aux avantages sociaux. Un jour, des collègues de travail lui offrent, à la blague, de la papeterie avec un en-tête qui fait d’elle la présidente de l’«Union des travailleurs transitoires».

L’idée fait son chemin dans l’esprit de Sara Horowitz. «On voulait travailler sur un nouveau modèle syndical, raconte Sara Horowitz depuis son bureau de Brooklyn. Les lois du travail aux États-Unis ont vu le jour dans les années 1930, à une époque où la majorité des travailleurs avaient le même employeur pendant toute leur vie. Aujourd’hui, environ 30 % des travailleurs évoluent sans relation avec un employeur ou alors cette relation est considérablement affaiblie.»

La loi américaine considère le travailleur autonome comme un entrepreneur indépendant, et il n’a pas le droit de se syndiquer. La plupart des travailleurs autonomes n’ont ainsi pas d’assurance médicale parce que ça devient trop coûteux pour eux d’acheter des polices individuelles.

La mission du Freelancers Union est toute simple : constituer une organisation sans but lucratif qui va permettre aux travailleurs autonomes d’utiliser la force du nombre pour négocier des polices d’assurance abordables. L’adhésion de base est gratuite et les membres achètent les services qu’ils veulent, à la carte.

Aujourd’hui, le Freelancers Union compte plus de 70 000 membres. L’équipe de Sara Horowitz milite pour obtenir des politiques fiscales mieux adaptées à la réalité des travailleurs indépendants, notamment une forme d’assurance-emploi.

Un exemple pour le Québec?

Selon l’Institut de la statistique du Québec, 13,3 % de la main-d’œuvre québécoise était constituée de travailleurs autonomes en 2006. Cette proportion va en augmentant. Le recensement de 2006 de Statistique Canada indique en effet que le nombre de travailleurs autonomes avec une entreprise constituée en société a crû de 17,9 % entre 2001 et 2006. Une croissance deux fois et demie plus forte que ce que l’on observe chez les salariés.

Or, les lois du travail n’ont pas suivi cette transformation du marché de l’emploi. Comme aux États-Unis, la syndicalisation des pigistes n’est toujours pas permise, et les services collectifs qui leur sont destinés demeurent peu nombreux.

Tous les pigistes ne sont pas en situation précaire. Des ingénieurs, des informaticiens, des avocats et certains coiffeurs gagnent très bien leur vie. La précarité guette toutefois bon nombre d’entre eux. En 2005, la Coalition des travailleurs et travailleuses autonomes du Québec établissait le revenu moyen des travailleurs autonomes à un peu plus de 29 000 $, un salaire nettement insuffisant pour s’offrir des assurances santé complémentaires ou un fonds de retraite digne de ce nom.

«Si je manque de travail pendant un certain temps, je n’ai pas le droit à l’assurance emploi, raconte Annie Langlois, styliste. Les assurances dentaires ou autres, on oublie ça. Quand je travaille beaucoup, ça va, mais dès qu’il y a un creux, ça devient très stressant.»

Même son de cloche du côté de Mélanie Veilleux, designer de mode. «Rien n’est organisé pour nous faciliter la vie. Par exemple, c’est difficile d’obtenir du crédit du côté des banques et des institutions. C’est quand même dommage que le fait de générer son propre emploi ne soit pas plus valorisé.»

Des recommandations tablettées

Le besoin de protection sociale des travailleurs autonomes et atypiques a fait l’objet d’une volumineuse étude en 2003 – le rapport Bernier – commandée par le ministère du Travail et dirigée par Jean Bernier, professeur au Département des relations industrielles de l’Université Laval.

«Une importante partie de ces travailleurs ont très peu de sécurité sociale puisque la loi les considère comme des entrepreneurs, constate Jean Bernier. Ils n’ont pas le droit de se syndiquer et n’ont pas accès à l’assurance emploi ni aux caisses de retraite, à une exception près, soit les artistes de la scène et du cinéma, qui sont représentés par l’Union des artistes. Notre rapport recommandait de s’inspirer de ce modèle et de l’appliquer à d’autres secteurs.»

Il donne l’exemple des travailleurs du multimédia, qui se comptent aujourd’hui par milliers au Québec, et qui travaillent fréquemment pour plusieurs clients ou employeurs à la fois. Malheureusement pour ces travailleurs, le rapport Bernier s’empoussière depuis au rayon bien garni des rapports tablettés.

De toute façon, le gouvernement, lui-même employeur, empêche la syndicalisation de certains de ses «pigistes». En décembre 2003, l’adoption de la Loi modifiant la Loi sur les centres de la petite enfance et autres services de garde à l’enfance a retiré le droit de se syndiquer aux éducatrices en milieu familial. Elles avaient pourtant obtenu ce droit auprès du Tribunal du travail. Ces éducatrices seraient de fausses travailleuses autonomes.

Martine Lespérance fait partie des éducatrices qui cherchent à obtenir les mêmes avantages que leurs consœurs des CPE. «Pour l’instant, j’ai tous les inconvénients du salariat – je ne choisis ni mes tarifs ni mon horaire – et tous les inconvénients du travail autonome – je n’ai pas de congés payés ni d’assurance emploi», déplore-t-elle.

La Centrale des syndicats du Québec souhaite faire invalider ces lois et attend toujours la décision de la Cour supérieure du Québec à cet égard.

Faites-le en groupe

De leur côté, les grands syndicats se positionnent et militent en faveur de certains regroupements. Ainsi, les chauffeurs de taxi reçoivent l’appui du Syndicat des Métallos, affilié à la FTQ. En pilotant le Regroupement professionnel des chauffeurs de taxi, le syndicat défend leurs intérêts devant les différents paliers de gouvernement et leur donne accès à des tarifs préférentiels pour les assurances et l’essence, moyennant une cotisation annuelle de 190 $.

En 2005, la Coalition des travailleurs et travailleuses autonomes du Québec (CTTAQ) voyait le jour, avec pour mission de représenter ces différentes associations et d’être un interlocuteur unique auprès du gouvernement. «Nous avons notamment défendu les droits des travailleurs autonomes dans l’application du Régime québécois d’assurance parentale, et nous continuons à travailler pour obtenir plus de justice fiscale pour nos membres», explique Stéphane Laforest, président de la Coalition.

Faute de moyens, la CTTAQ est très peu visible et peine à se faire connaître par les travailleurs autonomes.

Génération cigale

L’anonymat dans lequel baigne la CTTAQ tient peut-être à ceci : les autonomes sont généralement satisfaits de leur vie!

«Je trouve que je ne peux pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Je me dis que la précarité est la contrepartie de la liberté que j’ai au quotidien et des déductions fiscales auxquelles j’ai droit», confie Samuel Dansereau, entrepreneur en immobilier.

Une attitude plus cigale que fourmi, constate Martine D’Amours, sociologue et chercheuse au Département de relations industrielles de l’Université Laval. «On a encore l’image de l’entrepreneur qui réussit. Ça existe, mais il y a aussi beaucoup de travailleurs autonomes qui vivent d’énormes difficultés et ils sont peu nombreux à prendre la parole», déplore-t-elle.

Elle n’est pas non plus impressionnée par les associations professionnelles qui négocient des avantages collectifs pour leurs membres, comme le Freelancers Union. «Ce sont des initiatives intéressantes, mais elles sont très éparpillées et le fardeau demeure disproportionné pour les travailleurs autonomes par rapport aux salariés, parce qu’ils sont seuls à cotiser. Ceux qui profitent de leur travail, c’est-à-dire les employeurs ou les clients, s’exemptent des coûts. On va se retrouver plus tard avec une génération de retraités pauvres, qui n’auront pas profité de régimes d’épargne. Il y aura un coût à payer.»